Une vieille connaissance...

Comme tous les jours depuis plusieurs semaines maintenant, Noda s'était enfermée dans une des caves aménagées dans les fondations qui faisait office de cellier et également de cuisine temporaire en attendant que la magnifique salle du feu de la forteresse soit achevée ou, du moins, c'est ainsi qu'on le lui avait vendu pour la mettre aux fourneaux. Son Bingon de compagnon ayant encore profité de l'occasion pour aller faire le pochetron dans quelque taverne des environs, la jeune hobbite devait également jouer les marmitons (qu'est ce que c'est que ces rimes à la con !).

Tenant fermement de la main gauche une cuillère en bois qu'elle agitait dans une casserole dont émanaient des odeurs alléchantes, Noda avait les yeux rivés sur le livre de cuisine posé sur la table et effectuait nonchalamment de la main droite quelques moulinets avec Rasemotte, sa fidèle épée qui ne la quittait jamais. Marmonnant l’étape suivante de la savante recette, elle trancha d’un geste vif la tête d’un innocent lapin totalement dépecé qui attendait sur une planche à découper qu’on le prépare à participer à son dernier repas. Soudain, une alerte résonna dans la tête de la hobbite. Son nez, qui aurait pu détecter un orque à huit lieues à la ronde, l’avertit que quelque chose était en train de brûler dans la septième poêle. Effectivement, l’huile grésillait et des gouttelettes crépitaient de tout côté sautant de la fonte coupable. Sans perdre de temps et avec un sang froid absolu, Noda saisit le couvercle de la casserole et bloqua inlassablement chacune des explosions d’huile qu’elle repoussa jusque dans leur dernier retranchement. Un cri de victoire retentit dans les cuisines alors que le couvercle de la casserole finissait d’étouffer les derniers spasmes de la poêle qu’il venait de recouvrir.
Quelques heures plus tard, le tour était joué, le plateau était prêt. Noda y avait déposé le déjeuner revigorant de la bande de goinfres qui s’affairait au-dessus à leur construire un refuge et théoriquement une véritable cuisine. Avant de quitter son antre en emportant le plateau à la surface, elle chargea la lourde porte du cellier qui se referma en émettant un claquement assourdissant. Puis, elle y apposa un étrange cadenas dont elle gardait précieusement la clé fixée à une fine chaîne en mithril attachée à son cou en permanence. Le stock de bouffe était sécurisé.
Alors qu’elle se présentait dans la cour intérieure du chantier, elle fut stupéfaite de ne déceler aucune âme qui vive, pas même un seul de ses compagnons pour monter la garde. La grande table qui servait à tous les repas de la compagnie était étrangement vide à cette heure et surtout elle n’avait pas été dressée. Tout en posant le plateau sur le meuble déserté, elle remarqua alors, à l’extérieur du chantier, au-delà du petit mur de pierres qui servirait peut être un jour de mur d’enceinte, un destrier qu’elle ne connaissait point attaché à un des piquets de la grande tente d’où le brouhaha qui s’échappait finit par parvenir jusqu’à ses oreilles. Furieuse, elle empoigna une grande louche d’une part et son désormais fidèle ami le couvercle de la grande casserole qu’elle disposa en bouclier. Reconnaissant au fur et à mesure qu’elle se rapprochait de la tente les voix de chacun et chacune de ses camarades, elle se prit à les imaginer avec des têtes de lapin. Elle pénétra alors d’un pas assuré sous la tente et entreprit de faire cesser ce tintamarre en usant de la meilleure technique connue à ce jour : terrasser le mal par le mal. Elle frappa son bouclier de fortune de la partie contondante de la louche avec force et de manière répétée produisant un tel vacarme que l’assistance se tut instantanément. Tous les yeux se fixèrent alors sur la petite chose furibonde, qui se mit à hurler devant l’assemblée.
- Qu’on me dise immédiatement pourquoi personne n’est à son poste et à qui appartient ce cheval que je m’apprête à saucissonner dans l’heure !
- C’est en mon humble compagnie que ce magnifique animal a daigné partager sa vie mortelle faite de chevauchées harassantes et de routes cahoteuses et poussiéreuses, jeune demoiselle de la Comté, répondit alors un elfe qui se dressait au milieu de la tente.
Subjuguée par la prestance et le charisme de cet hôte de prestige, Noda ne savait que dire et resta comme tétanisée. La colère laissa place à la stupéfaction puis une idée germa dans son esprit, une idée de hobbite. Peu au fait du protocole ou de la bienséance, elle propulsa sa louche en direction d’Adanphant, ambassadeur des Enfants des Peuples Libres. Comme prévu, l’elfe saisit la louche à la volée avec toute la grâce et l’agilité de ceux de sa race.
- Soyez le bienvenu seigneur elfe, fit-elle alors s’inclinant respectueusement. Je suppose que la route a été longue et qu’une petite collation vous fera du bien. Faites-nous donc l’honneur de votre présence pour le déjeuner et j’oublierai que votre compagnon piétine en ce moment même de succulents plants d’un basilic rare des plaines de Bree.
Alors que tous allaient protester, elle ajouta pour couper court :
- Gardez cette louche et allez donc présider le service. Je considérerai alors que votre dette envers moi est honorée.
Elle offrit alors à l’elfe son plus joli sourire, celui qu’elle réservait habituellement aux gâteaux au miel. Puis elle se tourna vers le reste de l’assemblée, et, sur un ton qui ne laissait aucune place à la contestation, elle précisa :
- Les autres, à table !